Idées lecture
Posté : lun. 07 mai 2007, 22:43
Bonsoir à tous,
Je suis en train de lire deux romans très très bien et je me suis dit que ça valait le coup de vous en parler, des fois que vous cherchiez quoi lire cet été pendant vos vacances.
Si vous êtes un bon lecteur et que vous aimez le rythme et l'accès en temps réel aux pensées d'une jeune américaine de 23 ans, je vous conseille Le Diable s'habille en Prada de Lauren Weisberger paru chez Pocket en 2005.
Si vous êtes un petit lecteur (trois heures de lecture si vous lisez bien), je ne saurais trop vous conseiller Le Vieux qui lisait des romans d'amour de Sépulvéda (auteur chilien). Ce roman vous transportera instantanément dans un monde totalement dépaysant ! La forêt amazonienne et vous en montrera toute la majesté et les dangers.
Ce petit roman commence ainsi :
Le ciel était une panse d'âne gonflée qui pendait très bas, menaçante, au-dessus des têtes. Le vent tiède et poisseux balayait les feuilles éparses et secouait violemment les bananiers rachitiques qui ornaient la façade de la mairie.
Les quelques habitants d'El Idilio, auxquels s'étaient joints une poignée d'aventuriers venus des environs, attendaient sur le quai leur tour de s'asseoir dans le fauteuil mobile du dentiste, le docteur Rubicondo Loachamín, qui pratiquait une étrange anesthésie verbale pour atténuer les douleurs de ses clients.
- Ça te fait mal ? questionnait-il.
Agrippés aux bras du fauteuil, les patients, en guise de réponse, ouvraient des yeux immenses et transpiraient à grosses gouttes.
Certains tentaient de retirer de leur bouche les mains insolentes du dentiste afin de pouvoir lui répondre par une grossièreté bien sentie, mais ils se heurtaient à ses muscles puissants et à sa voix autoritaire.
- Tiens-toi tranquille, bordel ! Bas les pattes ! Je sais bien que ça te fait mal. Mais à qui la faute, hein ? À moi ? Non au gouvernement ! Enfonce-toi bien ça dans le crâne. C'est la faute au gouvernement si tu as les dents pourries et si tu as mal. La faute au gouvernement. Les malheureux n'avaient plus qu'à se résigner en fermant les yeux ou en dodelinant de la tête.
Le docteur Loachamín haïssait le gouvernement. N'importe quel gouvernement. Tous les gouvernements. Fils illégitime d'un émigrant ibérique, il tenait de lui une répulsion profonde pour tout ce qui s'apparentait à l'autorité, mais les raisons exactes de sa haine s'étaient perdues au hasard de ses frasques de jeunesse, et ses diatribes anarchisantes n'étaient plus qu'une sorte de verrue morale qui le rendait sympathique.
Il vociférait contre les gouvernements successifs de la même manière que contre les gringos qui venaient parfois des installations pétrolières du Coca, étrangers impudiques qui photographiaient sans autorisation les bouches ouvertes de ses patients.
À quelques pas de là, l'équipage du Sucre chargeait des régimes de bananes vertes et des sacs de café.
Sur un bout du quai s'amoncelaient les caisses de bière, d'aguardiente Frontera, de sel, et les bonbonnes de gaz débarquées au lever du jour.
Le Sucre devait appareiller dès que le dentiste aurait terminé de réparer les mâchoires, pour remonter les eaux du Nangaritza, déboucher dans le Zamora et, après quatre jours de lente navigation, rejoindre le port fluvial d'El Dorado.
Le bateau, une vieille caisse flottante mue par la volonté de son chef mécanicien, les efforts des deux costauds qui composaient l'équipage et l'obstination phtisique d'un antique diesel, ne devait pas revenir avant la fin de la saison des pluies dont le ciel en deuil annonçait l'imminence.
Le docteur Rubicondo Loachamín venait deux fois par an à El Idilio, tout comme l'employé des Postes, lequel n'apportait que fort rarement une lettre pour un habitant et transportait essentiellement dans sa sacoche délabrée des papiers officiels destinés au maire ou les portraits sévères, décolorés par l'humidité, des gouvernants du moment.
Du passage du bateau, les gens n'attendaient rien d'autre que le renouvellement de leurs provisions de sel, de gaz, de bière et d'aguardiente; mais la venue du dentiste était accueillie avec soulagement, surtout par les rescapés de la malaria, fatigués de cracher les débris de leur dentition et désireux d'avoir la bouche nette de chicots afin de pouvoir essayer l'un des sentiers étalés sur un petit tapis violet qui évoquait indiscutablement la pourpre cardinalice.
Toujours vitupérant contre le gouvernement, le dentiste débarrassait leurs gencives de leurs ultimes vestiges dentaires, après quoi il leur ordonnait de se rincer la bouche avec de l'aguardiente.
- Maintenant, voyons. Comment tu le trouves, celui-là ?
Il me serre. Je peux pas fermer la bouche.
- Allons donc ! Tu parles d'une bande de délicats ! Bon, on en essaye un autre.
- Il flotte. Si j'éternue, il va tomber.
- T'as qu'à pas t'enrhumer, couillon. Ouvre la bouche.
Et ils lui obéissaient.
Ils essayaient plusieurs dentiers, finissaient par trouver le bon et discutaient le prix, tandis que le dentiste désinfectait les autres en les plongeant dans une marmite d'eau chlorurée bouillie.
Pour les habitants des rives du Zamora, du Yacuambi et du Nangaritza, le fauteuil mobile du docteur Rubicondo Loachamín était une institution.
Je suis en train de lire deux romans très très bien et je me suis dit que ça valait le coup de vous en parler, des fois que vous cherchiez quoi lire cet été pendant vos vacances.
Si vous êtes un bon lecteur et que vous aimez le rythme et l'accès en temps réel aux pensées d'une jeune américaine de 23 ans, je vous conseille Le Diable s'habille en Prada de Lauren Weisberger paru chez Pocket en 2005.
Si vous êtes un petit lecteur (trois heures de lecture si vous lisez bien), je ne saurais trop vous conseiller Le Vieux qui lisait des romans d'amour de Sépulvéda (auteur chilien). Ce roman vous transportera instantanément dans un monde totalement dépaysant ! La forêt amazonienne et vous en montrera toute la majesté et les dangers.
Ce petit roman commence ainsi :
Le ciel était une panse d'âne gonflée qui pendait très bas, menaçante, au-dessus des têtes. Le vent tiède et poisseux balayait les feuilles éparses et secouait violemment les bananiers rachitiques qui ornaient la façade de la mairie.
Les quelques habitants d'El Idilio, auxquels s'étaient joints une poignée d'aventuriers venus des environs, attendaient sur le quai leur tour de s'asseoir dans le fauteuil mobile du dentiste, le docteur Rubicondo Loachamín, qui pratiquait une étrange anesthésie verbale pour atténuer les douleurs de ses clients.
- Ça te fait mal ? questionnait-il.
Agrippés aux bras du fauteuil, les patients, en guise de réponse, ouvraient des yeux immenses et transpiraient à grosses gouttes.
Certains tentaient de retirer de leur bouche les mains insolentes du dentiste afin de pouvoir lui répondre par une grossièreté bien sentie, mais ils se heurtaient à ses muscles puissants et à sa voix autoritaire.
- Tiens-toi tranquille, bordel ! Bas les pattes ! Je sais bien que ça te fait mal. Mais à qui la faute, hein ? À moi ? Non au gouvernement ! Enfonce-toi bien ça dans le crâne. C'est la faute au gouvernement si tu as les dents pourries et si tu as mal. La faute au gouvernement. Les malheureux n'avaient plus qu'à se résigner en fermant les yeux ou en dodelinant de la tête.
Le docteur Loachamín haïssait le gouvernement. N'importe quel gouvernement. Tous les gouvernements. Fils illégitime d'un émigrant ibérique, il tenait de lui une répulsion profonde pour tout ce qui s'apparentait à l'autorité, mais les raisons exactes de sa haine s'étaient perdues au hasard de ses frasques de jeunesse, et ses diatribes anarchisantes n'étaient plus qu'une sorte de verrue morale qui le rendait sympathique.
Il vociférait contre les gouvernements successifs de la même manière que contre les gringos qui venaient parfois des installations pétrolières du Coca, étrangers impudiques qui photographiaient sans autorisation les bouches ouvertes de ses patients.
À quelques pas de là, l'équipage du Sucre chargeait des régimes de bananes vertes et des sacs de café.
Sur un bout du quai s'amoncelaient les caisses de bière, d'aguardiente Frontera, de sel, et les bonbonnes de gaz débarquées au lever du jour.
Le Sucre devait appareiller dès que le dentiste aurait terminé de réparer les mâchoires, pour remonter les eaux du Nangaritza, déboucher dans le Zamora et, après quatre jours de lente navigation, rejoindre le port fluvial d'El Dorado.
Le bateau, une vieille caisse flottante mue par la volonté de son chef mécanicien, les efforts des deux costauds qui composaient l'équipage et l'obstination phtisique d'un antique diesel, ne devait pas revenir avant la fin de la saison des pluies dont le ciel en deuil annonçait l'imminence.
Le docteur Rubicondo Loachamín venait deux fois par an à El Idilio, tout comme l'employé des Postes, lequel n'apportait que fort rarement une lettre pour un habitant et transportait essentiellement dans sa sacoche délabrée des papiers officiels destinés au maire ou les portraits sévères, décolorés par l'humidité, des gouvernants du moment.
Du passage du bateau, les gens n'attendaient rien d'autre que le renouvellement de leurs provisions de sel, de gaz, de bière et d'aguardiente; mais la venue du dentiste était accueillie avec soulagement, surtout par les rescapés de la malaria, fatigués de cracher les débris de leur dentition et désireux d'avoir la bouche nette de chicots afin de pouvoir essayer l'un des sentiers étalés sur un petit tapis violet qui évoquait indiscutablement la pourpre cardinalice.
Toujours vitupérant contre le gouvernement, le dentiste débarrassait leurs gencives de leurs ultimes vestiges dentaires, après quoi il leur ordonnait de se rincer la bouche avec de l'aguardiente.
- Maintenant, voyons. Comment tu le trouves, celui-là ?
Il me serre. Je peux pas fermer la bouche.
- Allons donc ! Tu parles d'une bande de délicats ! Bon, on en essaye un autre.
- Il flotte. Si j'éternue, il va tomber.
- T'as qu'à pas t'enrhumer, couillon. Ouvre la bouche.
Et ils lui obéissaient.
Ils essayaient plusieurs dentiers, finissaient par trouver le bon et discutaient le prix, tandis que le dentiste désinfectait les autres en les plongeant dans une marmite d'eau chlorurée bouillie.
Pour les habitants des rives du Zamora, du Yacuambi et du Nangaritza, le fauteuil mobile du docteur Rubicondo Loachamín était une institution.